LE CALCUL C’EST …
UNE TRÈS, TRÈS VIEILLE HISTOIRE
Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, la communication entre les premiers hominidés s’effectuait par gestes et par signes ; le langage des signes, avec les mains, les lèvres, le visage, nous en donne une bonne idée, les sons en moins. Les cris ont complété la technique lorsque les intervenants ne se voyaient pas. Le chant pourrait-il avoir suivi ? Enfin, la parole est née lorsque la bouche et la voix sont devenues les organes principaux de communication, les gestes ne servant plus qu’à les accompagner ou à les renforcer. La technique de la taille des silex a, aussi, contribué fortement à l’évolution du langage par les échanges entre les acteurs et les spectateurs apprenants.
Les dénombrements étaient limités : Un (l’individu), deux (le couple), trois (le couple et l’enfant) et … beaucoup (les enfants, le gibier), « trop » beaucoup (le clan, le gibier en troupeau) ; de nos jours, certaines tribus d’Amazonie (les Munduruku), ou d’Océanie, agissent de même et les grandes quantités sont estimées en une poignée ou une grosse poignée ! Les cinq doigts d’une main suffisent, donc, pour représenter ces premiers
dénombrements et, là, on imagine que le geste suffisait, même sans le son. Ce qui est important à souligner, c’est que, seuls, les trois premiers nombres sont identifiés et nommés.
LA CONSTRUCTION DU NOMBRE
Est-ce vraiment le premier apprentissage à envisager ?
Autour du feu (il y a un million d’années à Blombos en Afrique du Sud ?), la vie sociale de l’homo Erectus, déjà « Sapiens », a pris un nouveau départ. Il est probable que le partage, plus ou moins équitable, en ait été le ressort. On retrouve, bien sûr, des exemples de partage chez des animaux, mais l’Homme a construit à partir de cette notion naturelle d’autres concepts qui se déduisent les uns des autres et qui permettront, in fine, la construction mathématique ! Le partage s’effectuait en l’absence de numération structurée, par « rapprochement », « un à côté de un », puis par « regroupement », « un et un ». Le retour de la chasse ou de la cueillette, l’inventaire du gibier, du poisson, de la nourriture et ensuite le partage de toutes ces denrées entre les familles du clan, rythmaient la vie quotidienne autour du feu. Il y a 60 000 ans à Diepkloof, en Afrique du Sud, des contenants, œufs d’autruche décorés (aux couleurs de la famille ?) étaient probablement utilisés pour une répartition cette fois plus équitable. Déjà la proportionnalité ?
Les cailloux disposés dans des trous creusés ou des cases dessinées sur le sable devaient garder un certain temps l’historique des quantités cueillies, des prises de chaque chasseur ou des parts distribuées. Ces ébauches de dénombrement « dans des cellules de tableaux » se retrouvaient encore très récemment dans les habitudes de certaines tribus (Madagascar) au XIXème siècle où les combattants, partant à la guerre, déposaient un caillou dans des fossés creusés dans le sol et le reprenaient au retour ; ceci permettait de dénombrer les hommes qui ne rentraient pas. L’abaque grec, littéralement ‘table de poussière’, est directement inspiré de ces premières approches du dénombrement.
Représenter des quantités c’est, tout naturellement, utiliser des cailloux, les doigts, mais aussi entailler des encoches sur os ou sur bois. Avec cette relation bijective entre un ensemble de départ à représenter et un ensemble d’arrivée constitué par des éléments « images », l’Homme commençait à découvrir véritablement la Mathématique. Beaucoup plus récemment, il y a moins de 10 000 ans, à Sumer, les combinaisons judicieuses entre les doigts et les phalanges des deux mains, autorisent les développements ultérieurs très rapides. Ainsi, en Mésopotamie, naît le système sexagésimal positionnel ; représenter une quantité, un nombre, sans le désigner par un mot était donc possible, en théorie, jusqu’à 777 600 000 (60 5 ). Sans aucune certitude, mais avec la force de la simplicité et de la logique et aussi quelques écrits sur tablettes d’argile, nous pouvons décrire ce système.
- D’abord la base 3 ; trois phalanges par doigt (là aussi, base trois) et les quatre doigts de la main gauche tendus, le pouce servant de ‘curseur’ pour désigner les phalanges jusqu’à douze (4 x 3).
- Ensuite la base 12 ; avec les cinq doigts de la main droite on pouvait désigner une douzaine sur la main gauche et ainsi représenter une quantité jusqu’à soixante (5 x 12 = 60).
- D’où la base 60, toujours utilisée, pour l’heure ; par rotation des positions des doigts de la main gauche, on pouvait représenter cinq ‘positions de chiffres’, et donc les puissances successives de 60 comme indiqué ci-dessus.
- Enfin la base 10 a été ajoutée lors du passage à l’écriture sur les tablettes d’argile, pour économiser la place ; la représentation du nombre est faite par des ‘clous’ regroupés par trois, comme les phalanges, jusqu’à 9 ; le chevron <, représentait ensuite dix. Cette écriture confirme bien la réalité de ces quatre bases issues des possibilités offertes par nos mains.
D’autres arguments peuvent être avancés :
- Les anciens dans certaines populations arabes pratiquant l’islam, continuent d’utiliser ce système, pour compter leurs prières.
- Les chinois comptent encore aujourd’hui, dans les tripots pour rester discret, avec un système utilisant les mains et les phalanges ainsi que les extrémités des doigts.
- Les mésopotamiens et les égyptiens utilisaient dans les calculs un brouillon (un abaque ou les mains ?) pour les calculs intermédiaires qui n’apparaissent jamais sur les papyrus ou les tablettes d’argile.
- Pour les calculs sur les grands nombres, les mésopotamiens auraient coupé les nombres au-delà de la cinquième position (donc, lorsque la rotation entre les doigts de la main gauche était terminée) pour en faire deux nombres mais cela générait des erreurs qui auraient été constatées sur certaines tablettes. On peut se demander quel dénombrement pouvait nécessiter d’écrire un nombre supérieur à 777 millions !
Il y a 8 000 ans, au Moyen Orient (Syrie ?) l’homme devient sédentaire, cultive le sol, domestique certains animaux ; des troupeaux se créent, l’agriculture se développe et les stocks de marchandises font leur apparition. A partir des Cités Etats de Sumer, organisés socialement, économiquement et hiérarchiquement avec un roi, il a bien fallu mettre un mot oral et écrit derrière chaque nombre pour pouvoir « gérer » ou « imposer » des milliers d’individus, d’animaux. Plusieurs centaines de moutons, de canards, d’oies et d’autres victuailles étaient commandés pour les festins selon certains textes ; il a bien fallu passer du « et » muet au « plus (+) » du langage mathématique. Le système de représentation par les phalanges et les doigts pouvait encore suffire, en théorie, mais tout au long de la chaîne de livraison les erreurs volontaires ou non étaient inévitables et le plus simple était d’inventer les « calculi », petits cailloux de contrôle dans leur bourse d’argile séchée. Par un développement logique, des symboles sont inscrits sur l’enveloppe d’argile encore fraîche, ce qui évitait ensuite, de casser la bourse. De là, aux écritures comptables sur des boules d’argile aplaties, puis sur des tablettes; de là aux tableaux d’idéogrammes en regard d’un symbole représentant un nombre ; de là aux mots et aux textes écrits ; il n’y avait, à chaque fois, que de tous petits pas, à l’échelle du temps de l’humanité.
Le dénombrement précis, la numération, le calcul s’imposent donc, avec des mots, des symboles. Dans les premiers temps, l’utilisation des abaques (tables recouvertes de sable fin, ou tablettes de cire) permet les inscriptions éphémères et les premiers calculs ; les clous unitaires sont regroupés par trois coins, trace du calame coupé en biseau, sur les tablettes d’argile en Mésopotamie. Ailleurs, on préfère regrouper par cinq, comme lors des décomptes d’élections. Les configurations des doigts levés ou repliés, jusqu’à IIII, puis de la main en V, enfin des deux mains en V, pouces croisés, donnent tout naturellement l’écriture des chiffres romains. Il faut, là aussi, noter que la représentation des nombres s’effectue avec au maximum trois doigts, levés ou repliés, en utilisant les compléments à cinq. Les tables additives et l’utilisation des tableaux de proportionnalité suffisent pour effectuer les calculs en Egypte. Refaire crue après crue, le cadastre conduira, aussi, à inventer la géométrie !
Des rainures apparaissent dans les tables de calcul qui évoluent progressivement vers l’abaque romain et les bouliers au XIII ème siècle. Enfin, les symboles indiens et arabes, l’écriture positionnelle des nombres en base 10, permettent, au moyen-âge, l’invention de techniques opératoires nouvelles. Le papier, d’utilisation courante, permet de démocratiser ces techniques. La multiplication, la division et la soustraction ‘posées’ autorisent une plus grande rapidité d’exécution avec les grands nombres permettant les avancées techniques et scientifiques de la Renaissance. De nos jours, l’informatique et le tableur en particulier ouvrent d’autres voies pour le calcul ce qui devrait en simplifier la présentation et la didactique.
Les premiers concepts qui se sont incrustés dans le cerveau humain, au plus profond, comme des fossiles, deviennent, aujourd’hui, nos notions spontanées ; celles-ci sont bien plus anciennes, donc, que la numération : ainsi, des axiomes qu’Euclide nomment « notions naturelles », du partage, des trois premiers nombres, des tableaux, des bases trois et cinq.
Pourquoi ces bases trois et cinq ? Nous ne pouvons-nous représenter mentalement, des quantités au-delà de trois (pour IIII, IIIII, …, IIIIIIII…, nous sommes obligés de compter). Or avec nos doigts, levés ou repliés, et nos mains, nous pouvons construire les nombres en visualisant au maximum des quantités égales à trois. Ceci correspond à l’évolution des chiffres romains : le IIII, qui n’a pas d’image mentale, peut s’écrire IV, c’est à dire lorsque le complément à cinq (une main) est 1, il s’agit du nombre quatre (1 doigt replié). De la même façon, lorsque le complément à cinq est 0, il s’agit du nombre cinq. Cette règle respectant les limites du cerveau, est appliquée dans le boulier didactique, où toute la numération se construit visuellement en utilisant un nombre de perles ou son complément à cinq, comme avec les doigts ou les chiffres romains.
Est-il envisageable, par exemple, d’apprendre le nombre huit, pour lequel nous ne pouvons avoir une représentation mentale de la quantité, sans cette technique ? L’image du chiffre 8 nous donne aussi peu d’information sur la quantité que la lettre grecque φ comme symbole de la philosophie, concept éminemment abstrait.
Pour nos jeunes écoliers, dont certains sont en délicatesse avec l’abstraction, une approche du nombre avec le boulier, construit comme les mains en base cinq, et n’utilisant que des nombres de perles jusqu’à trois, ou leur complément à cinq, est indispensable.
Les tableaux d’inventaire, le partage équitable, le troc et la proportionnalité sont (toutes notions mathématiques directement déduites des premières notions spontanées), semblent faciliter le passage délicat sur les chemins de l’abstraction entre le ‘un et un’ muet du partage par rapprochement et le ‘1 + 1’ écrit et vocalisé (concept de la numération et de l’addition scolaire) ? La construction du nombre ne peut se faire ex abrupto, les différents tableaux précédents permettent d’en définir la finalité.
La Méthode des Abaques présente une approche historique de la construction des notions mathématiques dans la pensée humaine.